Entretien avec Kossi Efoui 

« Va vivre. Va vivre ailleurs et ne reviens plus »1 : c’est avec ces mots que la mère de Kossi Efoui incite son fils à fuir le Togo dans le roman autobiographique Une magie ordinaire (2023). Tous deux sont confrontés à des expériences de l’irréparable : l’exil, la perte de la langue due à la colonisation, la répression politique. Et tous deux sont décidés à répondre à ces expériences par des expériences artistiques – la mère par le chant, le fils par l’écriture :

Ces chants, disait-elle, lui venaient quand elle pensait trop à ce qu’elle appelait « les choses dures. » Choses qui n’ont pas manqué dans mon enfance, choses dont la liste ferait penser aux plaies d’Égypte [...]. Quand l’écriture m’est advenue vers mes douze ans, et aujourd’hui encore quand l’écriture m’advient, c’est de la même façon que ces chants qui venaient à ma mère, et pour les mêmes raisons : pour ne pas trop penser aux choses dures.2

Si les « choses dures » constituent un point de départ et un moteur de l’écriture littéraire de Kossi Efoui, la magie ordinaire du titre de son roman devient, quant à elle, la formule d’une perspective poétique sur le monde. Pendant l’hiver 2024/25, Kossi Efoui a été Artist in Residence du Käte Hamburger Kolleg CURE pour partager cette perspective avec les fellows et l’équipe de recherche, pour réfléchir sur les pratiques culturelles de réparation – et pour écrire. En rétrospective sur son séjour, il a répondu à trois questions sur le pouvoir de la voix poétique, sur la littérature face à l’irréparable et sur son séjour à Sarrebruck.

Hannah Steurer : Dans Une magie ordinaire, le narrateur-auteur, ton alter ego, suit le conseil de la mère qui lui conseille de partir pour ne plus jamais revenir. En même temps, tu racontes dans ce roman une histoire des choses qui reviennent, des souvenirs de blessures qui ne doivent et ne peuvent pas être oubliées. Quand tu dis « l’écriture m’advient », tu parles aussi de ce qui te revisite, de ce que tu revisites à travers la narration. Et cela me paraît s’inscrire dans la continuation de tes autres romans, notamment de Solo d’un revenant (2008) où le titre annonce un passé qui fait irruption dans le présent et le futur. Quel rôle ce concept du revenir joue-t-il dans ta création littéraire, et comment ce concept est-il lié selon toi à l’expérience de l’irréparable ?

Kossi Efoui : Écrire, c’est répondre à la question du « comment dire ». La difficulté de dire ne tient pas uniquement à la dureté des choses, à la force traumatisante de certaines choses vécues, mais aussi au fait que les mots eux-mêmes sont piégés. La colonisation ne parle pas langue de colonisation, elle parle langue de civilisation. La dictature ne parle pas langue de dictature, elle parle langue de liberté. La violence ne parle pas langue de violence, elle parle langue d’amour. Le langage est aussi le lieu du simulacre, de la manipulation, de la mystification, de la falsification, du faux-semblant, de l’hypnose, de la domination.

Nous sommes pris dans le langage en venant au monde, c’est-à-dire enveloppés dans un tissu de significations qu’il faut défaire fil par fil et recomposer fil par fil. L’écriture, en ce qui me concerne, est ce travail inlassable, sans cesse recommençante, qui demande la patience de Pénélope.

Écrire, pour Francis Ponge, c’est « parler contre la parole, écrire contre les mots. » Il faut, pour cela, inventer sans cesse de nouveaux détours, il faut ruser avec le courant dans lequel nous sommes pris, apprendre à louvoyer. Je pense aux petites bêtes qui, par leurs couleurs, se fondent dans le paysage pour voir sans être vues, ou qui savent faire le mort pour décourager le prédateur, ces petites bêtes qui sont mes maîtres en philosophie.

Marguerite Yourcenar nous invite à lire n’importe quelle fiction comme si elle avait été écrite sous haute surveillance. Cette surveillance n’est pas le propre des systèmes autoritaires uniquement. Même en temps de paix et dans une société qui proclame la liberté d’expression comme un crédo, il faut se méfier.

Écrire, ce n’est pas seulement s’exprimer avec (ou par) les mots, c’est aussi et surtout agir sur les mots. Cette action sur le langage suppose ce que José Angel Valente appelle le déconditionnement du mot : « écrire est un acte de déconditionnement radical du mot. »

L’Usage de la parole, œuvre majeure de Nathalie Sarraute, est pour moi un bel exemple de ce travail de déconditionnement, exécuté non seulement dans l’intimité de l’atelier de l’écrivaine mais à vue, sous le nez du lecteur, pour ainsi dire.

Déconditionnement du mot implique déconditionnement de soi. Lorsque Imre Kertész fait le vœu de « sortir de l’humanité », ce n’est pas une profession de foi cynique, comme cela pourrait paraître à première vue. C’est pour mettre en crise le mot « humanité », le sortir de sa « positivité » proclamée et révéler ce qu’il contient de violences non dites. Que l’on songe seulement au Code noir, texte de loi régissant le commerce des esclaves. Lorsque Louis XIV en fit la commande, son intention, selon ses propres termes, était « d’humaniser » le commerce des esclaves. Résultat : l’article 44 du code stipule : « le nègre est assimilé aux meubles insaisissables. » Alors, sortir de l’humanité, oui.

Il y a dans l’histoire humaine la persistance de choses blessantes. Il y a dans le passé des choses qui ne passent pas et qui hantent le présent comme des revenants. Une seule chose à faire, nous dit Henri Michaux, l’exorcisme. Concevoir l’écriture comme acte d’exorcisme fait penser à la dimension incantatoire et conjuratrice de la parole poétique. Sans jamais perdre de vue le fait que c’est une force faible mais, comme la force de gravité, elle nous maintient.

Si ce retour incessant de la violence dans l’Histoire et des représentations mortifères ont pour effet de cristalliser notre sentiment du tragique, notre sensibilité est faite aussi du sentiment d’émerveillement et d’élévation. Baudelaire, ce poète des « gouffres amers », du spleen : « dégoût de toutes choses », est le même qui nous dit :

Derrière les ennuis et les vastes chagrins
Qui chargent de leur poids l’existence brumeuse,
Heureux celui qui peut d’une aile vigoureuse
S’élancer vers les champs lumineux et sereins ;

Celui dont les pensers, comme des alouettes,
Vers les cieux le matin prennent un libre essor
Qui plane sur la vie, et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes !

C’est ce que j’appelle la résistance par l’échappée. Si le sentiment du tragique est source de l’art de la déploration, qui est un art du verbe, une forme littéraire (il suffit pour cela de lire Les Lamentations de Jérémie ou d’écouter du blues), le sentiment d’émerveillement appelle, lui, l’art de la célébration. Déploration et célébration sont les deux gestes du même acte d’exorcisme.

H. S. : Pour l’affiche de la lecture-débat autour d’Une magie ordinaire que nous avons organisée au mois de janvier, tu as choisi une vieille carte de l’Afrique. Cette carte montre aussi des caravelles traversant l’océan, emblèmes d’une volonté de s’approprier un nouveau monde. Et la caravelle, nous en avons souvent parlé, est une invention dont les conséquences sont visibles jusque dans la répartition coloniale de l’Afrique. En tant qu’acte d’extrême violence, cette répartition coupe des liens et des traditions culturelles pour les réarranger dans une cartographie de la colonisation. Dans la suite de cet acte, le Togo est une « fiction administrative […] née sur un papier »3, comme tu l’écris dans Une magie ordinaire. Dans quelle mesure – et avec quelles stratégies littéraires – ce roman et tes textes en général sont-ils le lieu d’une re-cartographie contre les frontières coloniales ?

K. E. : Lorsque le chef traditionnel et spirituel de Glidji (petit village au sud du Togo) meurt, une foule énorme se mobilise au Ghana, passe la frontière pour venir lui rendre hommage. C’est une partie de la population du sud Ghana qui, dans ces circonstances, se reconnaît plus volontiers dans la figure d’un chef traditionnel et spirituel togolais que dans celle de n’importe quel représentant de l’État moderne ghanéen, député ou chef d’État. Un autre exemple : lorsqu’on entend le chef traditionnel d’Aflao (situé au Ghana) parler du rayonnement de sa chefferie et du territoire que recouvre ce rayonnement, il indique une géographie qui déborde la frontière du Ghana et s’étend sur une bonne partie du sud Togo. Mais ce n’est pas une revendication territoriale. Cette continuité territoriale n’a pas besoin d’être signifiée par une carte. Elle est en acte dans les corps et elle structure le déplacement des corps en fonction des exigences de la vie courante, elle est au cœur de cette économie que l’on dit « parallèle », elle se manifeste dans des liens de solidarité plus agissants que ceux des identités nationales supposées. Peu après mon départ du Togo en 1990, l’armée de l’Etat togolais (il n’y a pas d’armée du peuple) a tiré à balles réelles sur des manifestants. Un carnage suivi d’un exode qui a vidé la ville de Lomé des deux-tiers de sa population. Ces exilés ont été accueillis au Ghana et au Bénin par des populations convaincues de protéger les leurs, car ces derniers sont perçus comme faisant partie du même peuple. C’est cette mémoire affective, sa réalité et sa logique qui obligent encore aujourd’hui l’Etat moderne à négocier localement le pouvoir avec les chefferies traditionnelles et spirituelles, sachant que nous avons ici affaire à des États sans nations, ou avec une conscience nationale forgée sur papier. Exemple, la Côte-d’Ivoire. Le nom même du pays porte la trace d’une violence. C’est un nom qui signifie la manière dont ce territoire était perçue par la puissance coloniale : terrain de chasse où les éléphants étaient destinés à être décimés pour alimenter le commerce de l’ivoire (les tragédies humaines sont aussi celles des animaux). Après l’indépendance, le pays n’a pas changé de nom comme l’a fait son voisin qui a refusé le nom colonial de Gold Coast (Côte de l’or), nom obéissant à la même logique de prédation commerciale, pour prendre celui de Ghana.

En gardant son appellation coloniale, c’est comme si la Côte-d’Ivoire avait consenti à la violence initiale dont ce nom porte la marque fantomatique. Conséquence : ce nom qui ne fait pas référence aux humains et qui désigne les éléphants comme de l’ivoire sur pattes, ce nom de marchandise servira plus tard de fondement à une mystique identitaire baptisée, sans rire, ivoirité. Elle servira d’outil de division et de tri dans la population. C’est fort de cette identité factice que certains journalistes et universitaires du pays ont dénié à l’écrivain Amadou Kourouma son statut d’écrivain ivoirien, préférant voir en lui un écrivain « étranger ».

Re-cartographier est, en effet, une lame de fond dans mes romans. Dans La Fabrique de cérémonies, j’ai reconstruit une entité géographique sans nom, composée de fragments issus de la décomposition de l’ex-Haute-Volta, de l’ex-Dahomey, de l’ex-Togo, etc. Dans Symphonie barbare, que je suis en train d’écrire, le décor du récit est une géographie chaotique, avec des tracés éphémères provoqués par ce que le langage journalistique désignera dans le roman sous le nom de « la déconstruction du Sahel. » Ces stratégies visent à rendre visibles à la fois la fragilité des frontières de papier et les tracés plus souterrains ou parallèles de territoires non-inscrits sur les cartes mais réels dans la mémoire affective des corps.

H. S. : Je voudrais terminer en t’interrogeant sur ta résidence d’artiste à Sarrebruck : dans quelle mesure ce séjour a-t-il eu une influence sur ton écriture ? Quelles sont les idées, les traces de lecture et les réflexions communes qui resteront avec toi à l’avenir ?

Un des moments privilégiés de mon séjour à Saarbrücken aura été les ateliers où nous discutions autour des notions de « réparation » et d’ « irréparable » à partir d’un texte ou d’une image proposé par l’un d’entre nous. La diversité des spécialités et des langues a fait de ces ateliers, à chaque fois, une expérience de la polysémie et de la traduction, expérience à laquelle je suis resté très attentif, car elle rejoint mes préoccupations et mes obsessions. Je pense par exemple au défi de traduction que pose un mot que j’ai découvert en allemand, Rechtgefühl, un mot pratiquement sans équivalent en français, et dont j’ai trouvé inspirante l’intrication qu’il permet entre morale, esthétique et philosophie du droit. J’ai retenu beaucoup de choses de ces échanges, pour l’instant, de manière impressionniste. Il faut laisser macérer. Je ne sais pas encore ce qui sortira de tout ça, mais tout ce que je peux dire, c’est que je suis venu en résidence à Saarbrücken avec le projet d’un roman : Symphonie barbare et je suis reparti en ayant commencé un deuxième : Trois leçons de beauté. Je travaille à présent sur les deux chantiers en même temps. C’est dire si la résidence a été productive ! Dans ce deuxième roman, on retrouvera la thématique du sentiment du tragique (et donc, la question de l’irréparable), mais il est traversé de part en part par le désir de célébration comme antidote aux « passions tristes » (Deleuze).

Hannah Steurer


1. Kossi EFOUI, Une magie ordinaire, Paris, Seuil, 2023, p. 13.
2. Ibid., p. 113–115.
3. Ibid., p.132.


Hannah Steurer, « Raconter contre et à partir des « choses dures » », The Reparation Blog, 30.05.2025, https://cure.uni-saarland.de/fr/mediatheque/blog/raconter-contre-et-a-partir-des-choses-dures/.


Kossi Efoui

Kossi Efoui est né au Togo en 1962. Il vit et écrit en France depuis 1990. Ses romans sont publiés aux Éditions du Seuil et ses textes dramatiques chez Lansman. Il partage ses activités d’écriture entre la création et l’animation d’ateliers. Il intervient fréquemment en milieu universitaire, mais aussi pour des associations et dans les milieux périurbains, hospitaliers ou encore carcéraux. La particularité de son travail d’auteur de théâtre est de situer l’écriture à la croisée d’outils textuels et plastiques, puisqu’il utilise aussi les mots, au-delà de leur contenu narratif, comme des matériaux. Son écriture mêle donc textualité, matérialité et musicalité pour traiter de problématiques aussi bien philosophiques, politiques, qu’anthropologiques. Il a travaillé avec des plasticiens et des professionnels du plateau : metteur en scène, comédien, costumier, régisseur lumière et compositeur, dans une collaboration de plus de 20 ans avec la Compagnie Théâtre Inutile. La dimension plastique de son écriture rejoint une préoccupation centrale, qui est celle du corps et de ses représentations dans la société postmoderne.

© KHK CURE

Dr. Hannah Steurer

Hannah Steurer est directrice de programme de recherche au centre Käte Hamburger CURE, responsable de l’axe Expérience. Elle mène notamment des recherches sur les formes littéraires de l’expérience épidémique, et s’intéresse aux modes d’écriture de la ville, aux cultures matérielles et aux esthétiques du rêve, notamment dans les littératures françaises et italiennes. Elle a étudié les langues et littératures romanes et allemandes et a obtenu son doctorat en 2020 avec une thèse consacrée aux Tableaux de Berlin : Regards français sur Berlin au XIXe au XXIe siècle – thèse récompensée par le prix Dr Eduard Martin. Après son doctorat, Hannah Steurer a travaillé comme postdoctorante à l’école doctorale « Europäische Traumkulturen » (Cultures européennes du rêve). En 2022, elle a été admise au programme d’excellence pour les femmes scientifiques de l’université de la Sarre.