Dans les années 1960 et 1970, Conakry, la capitale de la Guinée de Sékou Touré, est l’un des centres internationaux de la décolonisation et du panafricanisme. Deux figures clés de ce moment sont Miriam Makeba et Stokely Carmichael qui, en 1968, décident de quitter les États-Unis pour s’installer à Conakry et mettre leur engagement culturel et politique au service du projet décolonial guinéen. Retracer le parcours du couple, replacer Conakry dans une cartographie intellectuelle, sociale et artistique, décrire le rôle que Makeba et Carmichael y ont joué : telle est l’ambition du livre excellent et important d’Elara Bertho qui paraît aujourd’hui :

BERTHO Elara, Un couple panafricain : Miriam Makeba et Stokely Carmichael en Guinée, Paris, Éditions Ròt-Bò-Krik, 2025, ISBN : 978-2-9590055-2-7, https://www.rot-bo-krik.com/un-couple-panafricain.

Ce livre répond aux silences et aux oublis qui ont presque relégué dans l’ombre l’importance de Conakry et la présence de Miriam Makeba et Stokely Carmichael dans la ville. En se plongeant dans des archives guinéennes, sénégalaises et françaises, Elara Bertho a conçu et écrit le livre d’une manière « réparatrice ». Chargée de recherches au CNRS (laboratoire Les Afriques dans le monde) et spécialiste de l’Afrique de l’Ouest, elle a été résidente au Centre Käte Hamburger CURE en 2024. La rédaction de son livre s’est effectuée pendant son séjour à Sarrebruck. Dans cet entretien, elle discute avec Hannah Steurer au sujet de son livre et de l’histoire extraordinaire de Conakry.

« Cette convergence des imaginaires fait de Conakry un laboratoire culturel, idéologique et panafricain unique dans le paysage connecté des années 1970. »1 C’est ainsi que tu présentes la ville de Conakry, comme un champ d’expérimentation et un laboratoire d’idées pour penser l’antiracisme et l’engagement décolonial — avec une portée internationale. Dans quelle mesure le Conakry de Makeba et de Carmichael fonctionne comme un « lieu-matrice »2 pour habiter le monde, dans le sens de Felwine Sarr (que tu as analysé ailleurs3) ?

La ville de Conakry a été un creuset intellectuel, politique, culturel, militant extrêmement intense dans tout le courant des années 1960 et 1970, pendant le régime de Sékou Touré (au pouvoir de 1958 à 1984). Cette effeverscence a été en partie oblitérée par la grande répression politique qui a suivi et je voulais faire revivre cette atmosphère intellectuelle, toutes les utopies antiracistes et tiers-mondistes qui se sont menées dans et par la culture, notamment par une exigence forte de décolonisation des arts, sans pour autant nier les violences politiques de la période. J’utilise beaucoup la notion de « local literary creativity » développée par Stephanie Newell4 pour analyser l’énergie d’un lieu, en croisant des textes édités, des textes non édités et toute un gamme de sources variées, dans le but de reconstituer la manière dont un lieu peut reconfigurer des imaginaires globaux. En l’occurrence, à Conakry, se sont croisés Maryse Condé, Amílcar Cabral, Djibril Tamsir Niane, Ousmane Sembène ou encore Kwame Nkrumah. Cinéastes, romanciers, historiens, militants se sont retrouvés dans les mêmes espaces littéraires et culturels pour imaginer ensemble une Guinée postcoloniale. Cette manière d’appréhender l’énergie d’un lieu n’est, en effet, pas sans liens avec les « lieux-matrices » tels que les conçoit Felwine Sarr, qui prend néanmoins la notion avec une acception un peu plus intime me semble-t-il, mais l’on pourrait se rejoindre sur le fait qu’il lui donne une force de rayonnement global, sans perdre pour autant l’attachement à un espace — ce que je cherche tout à fait à recréer.

Dans Un couple panafricain, tu évoques l’énorme « rupture dans la transmission de la mémoire »5. Pour faire face à cette rupture et combler les trous de mémoire, tu as fait beaucoup de recherches dans des archives (souvent privées) qui t’ont donné accès au monde conakrien de Makeba et Carmichael. Pourrais-tu revenir sur le rôle des archives — pour ton projet et pour la relation entre fiction, mémoire et histoire ?

On a souvent dit qu’il n’y avait pas ou peu d’archives en Guinée. Certes, les archives du Parti Démocratique de Guinée ont disparu, certes, les archives institutionnelles peuvent s’avérer partielles ou décevantes, néanmoins, ce sont les familles privées qui détiennent aujourd’hui de très grands fonds, absolument passionnants pour raconter l’histoire post-indépendance. À partir des archives notamment de Stokely Carmichael, de Djibril Tamsir Niane et de plusieurs autres familles guinéennes, j’essaie de raconter les différents points de vue, les différentes types de récits qui ont pu émerger de ces années controversées. J’essaie de raconter les ambivalences de cette période politique en rendant compte, à chaque fois, des utopies et des silences portés par chacune des voix qui peuplent mon texte.

Ton livre fait partie d’un projet plus large que tu mènes sur la Guinée de Sékou Touré. Comment Miriam Makeba et Stokely Carmichael s’inscrivent-ils dans le réseau des personnes qui ont marqué cette époque d’espoir, d’engagement décolonial, mais aussi de violence ?

Ce texte fait partie d’une plus vaste enquête sur les artistes, les intellectuels et leur rapport à la « Révolution socialiste » menée par Sékou Touré. Cette enquête donnera lieu à un autre livre qui paraîtra en septembre 2025 aux éditions CNRS sous le titre Conakry, une utopie panafricaine : Récits et contre-récits. Makeba et Carmichael se sont insérés dans une sociabilité cosmopolite, où les troupes de théâtre performaient régulièrement dans toutes les langues de Guinée, où les orchestres nationaux jouissaient d’une notoriété internationale, où les dancings bruissaient de ces nouveaux sons et de ces nouveaux récits. Je raconte plus largement ces décolonisations de la culture, au ras des textes, des souvenirs et des archives privées. Je raconte également les diverses sources, majoritairement privées, qui permettent de raconter l’envers du décor : les enfermements politiques dans le « Camp Boiro », les souvenirs de détention, les stratégies de fuite — notamment vers Dakar qui a servi de ville-refuge.

Pendant la rédaction d’Un couple panafricain, tu étais en résidence au Centre Käte Hamburger CURE. Évidemment, ton livre réfléchit à l’irréparable et aux possibilités de réparation, sur le plan de la méthode comme sur le plan du contenu. À quel point les discussions et les échanges chez CURE ont-ils eu une influence sur ton projet de livre ?

La période révolutionnaire de la Première République a profondément divisé les mémoires guinéennes, du fait de la répression politique qui a touché toutes les strates de la société et qui demeure à ce jour une question encore très délicate en Guinée. Le rôle de la France a par ailleurs toujours été trouble, notamment avec une politique d’isolationnisme sur le plan économique et diplomatique, voire même des manœuvres pour déstabiliser la monnaire guinéenne (opération connue sous le nom d’opération « Persil »). « Réparer » cette histoire, c’est aller à la recherche des sources, des archives privées qui puissent raconter tout à la fois les combats antiracistes et anticoloniaux dans toute leur puissance, tout autant que les faces sombres du régime, qui ont également généré beaucoup de textes et de récits, souvent non publiés (cahiers intimes, poèmes, journaux privés…). Cette idée de « réparation », en débat à Sarrebruck, interroge également, selon moi, les méthodes même des sciences humaines pour raconter le passé : ce livre laisse parler largement les sources, et ma parole n’est qu’un fil qui permet de tisser des liens entre toutes ces voix.

Hannah Steurer


1. BERTHO Elara, Un couple panafricain : Miriam Makeba et Stokely Carmichael en Guinée, Paris, Éditions Ròt-Bò-Krik, 2025, p. 40.
2. SARR Felwine, Habiter le monde : Essai de politique relationnelle, Montréal, Mémoire d’encrier, 2017, p. 42.
3. Cf. BERTHO, Elara, « La poésie de Felwine Sarr : pour un tressage des lieux », French Studies in Southern Africa, 53 (2023), p. 87-103.
4. Cf. NEWELL Stephanie, Newsprint Literature and Local Literary Creativity in West Africa 1900s–1960s, Oxford, UK: James Currey, 2023.
5. BERTHO Elara, Un couple panafricain, p. 131.


Hannah Steurer, « Entretien avec Elara Bertho », The Reparation Blog, 25.04.2025, https://cure.uni-saarland.de/fr/mediatheque/blog/entretien-avec-elara-bertho/.


© Jörg Pütz

Dr. Elara Bertho

Elara Bertho est chargée de recherches au CNRS, au sein du laboratoire Les Afriques dans le monde, à Bordeaux. Ses travaux portent sur les relations entre littérature et politique en Afrique de l’Ouest. Elle a publié notamment Sorcières, tyrans, héros (Honoré Champion, 2019), Essai d’histoire locale de Djiguiba Camara : L’œuvre d’un historien guinéen à l’époque coloniale/The Work of a Guinean Historian during the Colonial Period (Brill, 2020, avec Marie Rodet) et une biographie de Léopold Sédar Senghor (Presses Universitaires de France, 2023). Elle dirige la collection « Lettres du Sud » chez Karthala et participe à plusieurs comités de revue (Multitudes, Cahiers de Littérature Orale, Études Littéraires Africaines).  

© KHK CURE

Dr. Hannah Steurer

Hannah Steurer est directrice de programme de recherche au centre Käte Hamburger CURE, responsable de l’axe Expérience. Elle mène notamment des recherches sur les formes littéraires de l’expérience épidémique, et s’intéresse aux modes d’écriture de la ville, aux cultures matérielles et aux esthétiques du rêve, notamment dans les littératures françaises et italiennes. Elle a étudié les langues et littératures romanes et allemandes et a obtenu son doctorat en 2020 avec une thèse consacrée aux Tableaux de Berlin : Regards français sur Berlin au XIXe au XXIe siècle – thèse récompensée par le prix Dr Eduard Martin. Après son doctorat, Hannah Steurer a travaillé comme postdoctorante à l’école doctorale « Europäische Traumkulturen » (Cultures européennes du rêve). En 2022, elle a été admise au programme d’excellence pour les femmes scientifiques de l’université de la Sarre.