Épisode 2 : La redécouverte de l’instauration

« Pour Souriau tous les êtres doivent être instaurés, l’âme aussi bien que le corps, l’œuvre d’art aussi bien que l’existant scientifique, électron ou virus. Aucun être n’a de substance ; s’ils subsistent, c’est qu’ils sont instaurés. Engagez l’instauration dans les sciences, vous allez changer toute l’épistémologie ; engagez l’instauration dans la question de Dieu, vous allez changer toute la théologie ; engagez l’instauration dans l’art, vous allez changer toute l’esthétique ; engagez l’instauration dans la question de l’âme, vous allez changer toute la psychologie. »
(Isabelle Stengers et Bruno Latour, « Le sphinx de l’œuvre »)

Pour approcher le concept d’instauration, partons de la conférence qu’Étienne Souriau prononce le 26 février 1956 devant la Société française de philosophie, Du mode d’existence de l’œuvre à faire. Souriau y expérimente une opération de substitution : que se passerait-il si l’on substituait au lexique de la création celui de l’instauration ?

Une telle substitution ouvre une brèche dans la conception de l’artiste-démiurge. Dans la perspective de l’instauration, le drame de la création n’est plus celui de l’homme isolé face au vide de la toile ou de la page blanche ; il est au minimum un drame à deux personnages. L’artiste ne crée pas à partir de rien : il ou elle crée à partir d’une virtualité, d’un germe ou d’un embryon, d’une existence à peine articulée qu’il s’agira d’accompagner le long d’un trajet d’instauration. Dans cette dramaturgie, la création-instauration n’est pas une opération première mais toujours seconde : elle advient comme réponse — comme l’invention des manières de répondre à l’appel et aux exigences de ce qui réclame une existence plus assurée et mieux articulée. La création-instauration constitue en ce sens un geste de soin, une façon de prendre en charge une existence encore fragile et de l’accompagner vers plus de consistance et d’indépendance.

Ce drame à deux personnages ne constitue cependant qu’une figuration schématique de ce qui, à mieux y regarder, se révèle une véritable écologie. Le trajet de création-instauration s’amorce souvent à l’occasion d’une demande ou d’une circonstance : quelque chose ou quelqu’un fait office de commanditaire1. Adresser la commande est également une activité seconde, une réponse à l’exigence d’un déjà-là. Célébrer un événement ou rendre hommage à une personne disparue, c’est une façon de prolonger ou de faire bifurquer leur trajet d’instauration. Mais le drame de la création-instauration suppose encore un autre personnage : le public. Dans la perspective de l’instauration, la réception que le public fait de l’œuvre apparaît à son tour comme la poursuite d’un trajet de création-instauration2. — En remplaçant le lexique de la création par celui de l’instauration, on ne supprime donc pas le rôle de l’agent instaurateur nommé précédemment « artiste », mais on l’entoure d’une foule d’autres agents instaurateurs, en amont comme en aval. Bref, on repeuple la scène — à laquelle il conviendrait encore d’ajouter la foule de ces autres agents instaurateurs : productrice, éditeur, graphiste, galeriste, etc. Toutes et tous participent au trajet d’instauration qui permet à une existence inchoative de gagner en plénitude, en articulation et en solidité. Toutes et tous contribuent à cette redistribution de l’agentivité qu’initie la pensée de l’instauration.

Redistribuer l’agentivité ne signifie pas seulement repeupler la scène en multipliant les entités agissantes — en passant d’une (le démiurge solitaire) à deux (l’œuvre à faire et l’artiste-instaurateur) puis trois (les mêmes, auxquels on ajoute le public ou les commanditaires) puis n (l’ensemble des précédents, plus l’éditeur, la graphiste, etc.). « Agentivité distribuée » signifie que chacune des entités envisagées n’agit qu’en relation avec une autre entité dont l’agentivité l’autorise, l’habilite, la rend capable, l’incite, lui offre l’occasion — tous ces verbes et expressions françaises désignant ce que Latour et ses compagnons de route nomment (en s’inspirant de la grammaire grecque) un agir en voix moyenne, à mi-chemin entre activité et passivité, dans lequel les certitudes quant à l’origine ou l’initiative de l’action se brouillent. Toutes les expressions que nous venons d’énumérer (autoriser, habiliter, rendre capable, inciter, offrir l’occasion) ont en effet la structure du « faire faire ». Dire que A fait faire quelque chose à B3, c’est introduire entre A et B une relation de capacitation réciproque, à la faveur de laquelle les positions de cause et d’effet, d’agent et de patient, entrent dans une forme d’échange ou de réversibilité : l’agentivité de A ne s’atteste que consécutivement à celle de B — qui ne s’actualise pourtant elle-même qu’en réponse à celle de A. Dans le dialogue entre l’artiste et le sphinx de l’œuvre, l’agent instaurateur se révèle tout autant acteur qu’agi. Comme l’écrit joliment Souriau :

« Doit-on dire que Dante a utilisé dans la Divine comédie les expériences de son exil, ou que c’est la Divine Comédie qui avait besoin de l’exil de Dante ? Quand Wagner s’éprend de Mathilde, n’est-ce pas Tristan qui a besoin de Wagner amoureux ? »4

C’est sur le fond des controverses suscitées par la redéfinition, au début des années 1980, du projet de la socio-anthropologie des sciences que la rencontre avec le concept d’instauration a pu faire événement pour Latour et Stengers. Le lexique de l’instauration leur a en effet permis de mieux penser et de mieux dire ce que le concept de constructivisme et l’idée d’une construction sociale des faits et des vérités scientifiques n’avaient qu’imparfaitement réussi à nommer. Rétrospectivement, Latour et ses collègues comprendront que le terme de « construction » charrie une conception démiurgique de l’agir et une absence de partage de l’agentivité qui risque toujours d’enfermer les sociologues et anthropologues des sciences dans des alternatives infernales5, sur lesquelles plane l’increvable accusation de relativisme. Dans un terrain à ce point miné, engager l’instauration permettait véritablement de changer toute l’épistémologie. Dire et penser les faits et les vérités scientifiques comme instaurées plutôt que comme construites revenait à penser leur avènement dans le registre de la voix moyenne, en mobilisant la théorie de l’action et la redistribution de l’agentivité que présupposent des expressions comme « faire faire », « suggérer » ou « autoriser ». Dire et penser les faits et vérités scientifiques comme instaurées, c’était aussi apprendre à considérer les pratiques scientifiques comme autant de modes d’instauration. C’est à ces modes d’instauration que sera consacré le prochain épisode.

Julien Pieron


1. Pour une approche de la commande et des commanditaires dans la perspective de l’instauration, voir Despret Vinciane, Les Morts à l’œuvre, Paris, La Découverte/Les Empêcheurs de penser en rond, 2023.
2. On trouve une pensée de la réception comme création-instauration continuée dans la rumination sur la lecture qui ouvre Péguy Charles, Clio : Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne, Paris, GF-Flammarion, 2023.
3. L’enseignant fait apprécier à ses élèves le théâtre de Racine. La paroi de la grotte de Pech Merle fait imaginer au peintre la forme d’un bison.
4. Souriau Étienne, Du mode d’existence de l’œuvre à faire, p 211.
5. Opposition entre construction et solidité : si les faits et les vérités scientifiques sont construits, alors ils sont factices, arbitraires et inconsistants. Opposition entre construction et autonomie : si les faits et les vérités scientifiques sont construits, alors ils ne peuvent posséder aucune autonomie, et dépendent entièrement du sujet qui les construit. Etc.


JULIEN PIERON. “Des pratiques culturelles aux modes d’instauration (ép. 2)”. The Reparation Blog, 18 November 2025. https://cure.uni-saarland.de/en/media-library/blog/des-pratiques-culturelles-aux-modes-dinstauration-ep-2/.


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Dr. Julien Pieron

Julien Pieron has been a faculty member and scholar at the University of Liège since September 2014, where he teaches metaphysics and the theory of knowledge practices, and co-leads the specialized master’s program focused on analysing and generating critical forms of knowledge. He teaches students from a wide range of backgrounds, from first-year undergraduates to those completing their master’s degrees, including those from the Faculty of Philosophy and Letters and, until 2024, the Faculty of Sciences. His main research interests include the metaphysics of time, film theory, feminist epistemology, and the modern resurgence of pragmatism and speculative philosophy.