Épisode 3 : Modes d’existence et modes d’instauration

« C’est une destinée merveilleuse, et presque effrayante, que tant de grandes œuvres, tant d’œuvres de grands hommes et de si grands hommes puissent encore recevoir un accomplissement, un achèvement, un couronnement de nous, mon pauvre ami, de notre lecture. Quelle effrayante responsabilité, pour nous. […] Toutes les bonnes lectures d’Homère ne feront pas que ce texte, ne ferons pas que l’Iliade et l’Odyssée reçoivent un couronnement impérissable. Trop de mauvaises lectures peuvent avilir, peuvent mutiler littéralement un texte, peuvent comme désorganiser ce texte de telle sorte que le monument même qu’il constitue puisse périr, périsse irrévocablement. Ici les pertes sont acquises, et les gains ne le sont pas, ne le peuvent pas être. C’est la loi commune, générale, de tout le temporel. »
(Péguy, Clio)

Dans l’épisode précédent, nous sommes passés insensiblement du domaine de l’art à celui des sciences. Ce passage des frontières n’est pas un coup de force ; il est appelé par la manière dont Souriau engage la réflexion sur l’œuvre à faire et l’instauration. Si Souriau fait de la création artistique le terrain privilégié pour élaborer sa pensée de l’instauration, la portée de sa réflexion ne se limite pas à l’art : la qualité d’œuvre à faire n’est pas uniquement artistique, mais vise au contraire le fait plus général de « l’inachèvement existentiel de toute chose »1. L’œuvre à faire peut aussi bien être morale ou politique que scientifique ou artistique.

Le présupposé de la pensée de l’instauration est double. D’une part, ce qui vient au monde possède toujours une forme d’autonomie, un style ou une allure propre qui définit une manière d’être ou un mode d’existence2. D’autre part, ce qui vient au monde ne possède jamais d’emblée la plénitude ni la pleine assise de son existence. Toute existence demande à être articulée et consolidée, ce qui ne s’accomplit pas instantanément, mais à la faveur d’un trajet. Ce trajet d’instauration convoque une agentivité distribuée : l’acte instaurateur y prend la forme d’un dialogue entre entités (au minimum deux) qui sont chacune dotée d’une puissance d’agir, mais dont la puissance propre ne s’atteste qu’à la faveur d’une relation de capacitation réciproque. S’il existe une pluralité de modes d’existence3, il existe également une pluralité de manières de les instaurer. En prolongeant l’intuition de Souriau, on peut considérer des pratiques aussi diverses que les sciences, le droit, l’art ou la politique comme autant de manières d’instaurer des êtres — comme autant de modes d’instauration.

Introduire la notion de modes d’instauration dans une réflexion sur les pratiques de réparation importe, pour au moins trois raisons.

La notion de modes d’instauration permet d’abord d’attirer l’attention sur le fait qu’une même entité peut faire l’objet d’instaurations diverses. Le traumatisme qui fait suite à un épisode de violence extrême peut être instauré sur le plan du droit, mais il peut également l’être sur le plan de la psychiatrie, de l’art ou de la religion. Ces modes d’instauration peuvent se compléter, mais également entrer en conflit les uns avec les autres. Ce conflit n’existe pas seulement entre pratiques ou modes d’instauration spécifiques (par exemple entre droit et psychiatrie4) ; il peut également se produire au sein d’un seul et même mode : d’une édition du DSM à l’autre (en ce qui concerne l’instauration de la maladie mentale), d’une juridiction ou d’un code de loi à un autre (en ce qui concerne la pratique du droit international privé).

La notion de modes d’instauration permet ensuite de souligner que le trajet d’instauration constitue toujours une épreuve ou une aventure risquée, et que des modes d’instauration concurrents peuvent avoir des issues très différentes. Jusqu’ici, nous n’avons parlé d’instauration que sur un mode laudatif, comme une forme de soin et d’attention portée à des existences fragiles. Cette façon de faire occulte pourtant un élément central dans l’approche de Souriau : l’instauration peut rater ou mal tourner. L’art est un mode d’instauration. Dans le domaine artistique, une erreur d’appréciation ou un geste malencontreux de l’agent instaurateur peut faire s’effondrer ou réduire à néant l’œuvre en devenir. Mais l’instauration peut aussi réussir d’effrayante façon, en mutilant ou étouffant dans l’œuf les virtualités de ce qu’elle instaure. L’éducation est un mode d’instauration. Placer des enfants amérindiens ou ukrainiens dans des pensionnats très éloignés de leur domicile, leur faire oublier leur langue et jusqu’aux usages du monde dont ils sont issus, est également un acte instaurateur. La médecine et la psychiatrie sont des modes d’instauration. Poser un diagnostic — qu’il s’agisse d’autisme, de transsexualité ou de maladie de Huntington — revient toujours à entamer ou à faire bifurquer un trajet d’instauration, pour le meilleur ou pour le pire. Le diagnostic peut soulager, ouvrir l’accès à une meilleure compréhension de soi ou de l’autre, permettre un parcours de soin approprié ; mais le diagnostic peut aussi stigmatiser, enfermer dans une catégorie, voire fonctionner comme un sort ou une malédiction qui pétrifie celui ou celle qui en fait l’objet5.

La notion de modes d’instauration importe enfin pour une troisième raison. C’est que l’ensemble des modes d’instauration en vigueur dans un temps et un espace donné permettent de définir ou de cerner ce qu’on appelle un monde. En ce sens, la rencontre violente entre les mondes qui se produit à l’occasion de la colonisation peut être envisagée comme un conflit entre des ensembles de modes d’instauration divergents. Quand des colons imposent le droit romain ou la religion catholique comme mode d’instauration de la terre ou des divinités à des peuples qui faisaient jusque-là usage de modes d’instauration radicalement autres, les conséquences qui en découlent peuvent devenir réellement apocalyptiques. On trouve chez Vandana Shiva6, James C. Scott7 ou Max Liboiron8 quantité d’études de cas présentant la rencontre coloniale entre les mondes comme un conflit entre des modes d’instauration concurrents, et illustrant comment des modes d’instauration inappropriés peuvent être à l’origine d’écocides et de génocides culturels. — Il est désormais temps de revenir au « malaise dans la culture » qui inaugurait notre série, et d’essayer d’y engager l’instauration.

Julien Pieron


1. Souriau Étienne, Du mode d’existence de l’œuvre à faire, p. 195-196.
2. Lapoujade David, Les Existences moindres, p. 12-13.
3. Le quark ou le boson n’existent pas de la même façon que le consentement ou la propriété en indivision, qui n’existent pas de la même façon que Tintin ou Emma Bovary.
4. Dans les situations de harcèlement moral, le diagnostic psychiatrique de dépression risque de « prolonger le travail du harceleur en renvoyant le patient à son intériorité psychique ou à un dysfonctionnement de son cerveau » ; c’est pourquoi le retour à la politique et au droit est crucial : le médecin « insistera, au contraire, sur l’importance de l’enjeu social, voire invitera le patient à se tourner vers une organisation syndicale, un avocat, une association » (Pignarre Philippe, Comment la dépression est devenue une épidémie, Nouvelle édition augmentée, Paris, La Découverte, 2012, p. 160).
5. Solhdju Katrin, L’épreuve du savoir : Propositions pour une écologie du diagnostic, Paris, Éditions Dingdingdong, 2015.
6. Shiva Vandana, Monocultures de l’esprit, Marseille, Wildproject, 2022.
7. Scott James C., L’œil de l’État : Moderniser, uniformiser, détruire, Paris, La Découverte, 1998.
8. Liboiron Max, Polluer, c’est coloniser, Paris, Éditions Amsterdam, 2024.


JULIEN PIERON. “Des pratiques culturelles aux modes d’instauration (ép. 3)”. The Reparation Blog, 19 November 2025. https://cure.uni-saarland.de/en/media-library/blog/des-pratiques-culturelles-aux-modes-dinstauration-ep-3/.


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Dr. Julien Pieron

Julien Pieron has been a faculty member and scholar at the University of Liège since September 2014, where he teaches metaphysics and the theory of knowledge practices, and co-leads the specialized master’s program focused on analysing and generating critical forms of knowledge. He teaches students from a wide range of backgrounds, from first-year undergraduates to those completing their master’s degrees, including those from the Faculty of Philosophy and Letters and, until 2024, the Faculty of Sciences. His main research interests include the metaphysics of time, film theory, feminist epistemology, and the modern resurgence of pragmatism and speculative philosophy.