Épisode 4 : Les exigences de l’instauration
« Au préalable, je vous demanderais d’étendre l’acception du mot “art” au-delà des productions artistiques explicites, de façon à embrasser non seulement la peinture, la sculpture et l’architecture, mais aussi les formes et les couleurs de tous les biens domestiques, voire la disposition des champs pour le labour ou la pâture, l’entretien des villes et de tous nos chemins, voies et routes ; bref, d’étendre le sens du mot “art”, jusqu’à englober la configuration de tous les aspects extérieurs de notre vie. » (William Morris, « L’Art en Ploutocratie », cité par Kristin Ross, L’imaginaire de la Commune)
Dans ce dernier épisode, je voudrais tenter d’honorer l’invitation faite par Latour et Stengers dans la citation en exergue de l’épisode 2. À les suivre, le concept d’instauration demande moins à être glosé ou analysé qu’à être engagé sur des terrains spécifiques. Engageons donc l’instauration sur le terrain des pratiques culturelles — et examinons à quoi nous sommes tenus quand nous les pensons comme des modes d’instauration.
Nous l’avons vu, substituer au lexique de la création celui de l’instauration a pour effet de repeupler la scène, de multiplier les agents en distribuant l’agentivité. Sur le terrain de l’art et de la culture, les conséquences de ce geste sont doubles : considérer les choses et les êtres dans la perspective de l’instauration conduit à élargir presque indéfiniment la scène de l’art ou de la culture, et en même temps à la dissoudre tendanciellement comme sphère séparée.
En établissant une équivalence entre artiste et agent instaurateur, en pensant la création comme instauration et l’instauration comme création, la pensée de Souriau permet d’abord une opération d’extension. Saisir que toute instauration constitue un geste de création, c’est multiplier ou faire proliférer les lieux et les instances de création. L’écrivain africain expatrié et publié en France est bien sûr un créateur, mais les juristes et économistes qui inventent les dispositifs éditoriaux permettant de rendre son texte réellement accessible dans son pays d’origine le seront également. Ils prendront place dans la longue chaîne des agents qui prolongent le trajet d’instauration et participent au devenir d’une œuvre à la fois faite et encore à faire. À ce stade déjà, on pressent ce que peut avoir d’insatisfaisant la distinction entre des pratiques artistiques ou culturelles valorisées, et des pratiques qu’on ne peut s’empêcher de considérer comme « platement » économiques et juridiques. Considérer la diversité de ces pratiques depuis la perspective de l’instauration permettrait d’abandonner les distinctions et hiérarchisations a priori, et de nous concentrer sur les lieux ou les moments d’invention réussie. Ces moments, le langage ordinaire les célèbre en produisant un usage élargi du lexique de la beauté. On peut ainsi louer la beauté d’un argument politique ou d’un montage juridique, de la même façon que certains apprécient la beauté d’une démonstration mathématique.
Mais en établissant une équivalence entre artiste et agent instaurateur, en pensant la création comme instauration et l’instauration comme création, la pensée de Souriau nous engage aussi sur la voie d’une abolition ou d’une dissolution tendancielle de la sphère de l’art et de la culture, et des catégories d’artiste, d’œuvre d’art ou de bien culturel. Si toute instauration constitue un acte de création, et si l’instauration est partout, alors l’idée même d’un milieu ou d’une sphère séparée constituant une chasse gardée de la création artistique et de la culture risque bien de s’évanouir. Peut-être ne serait-ce d’ailleurs pas un mal. C’est en ce sens que, dans le sillage des expérimentations juridiques de la Commune de Paris1, William Morris a été conduit à rejoindre, en partant de préoccupations esthétiques, les aspirations révolutionnaires du mouvement socialiste. C’est aussi en ce sens qu’il faut comprendre l’intérêt que Morris a porté au monde médiéval. Son attrait pour le Moyen Age ne provient pas d’un sentimentalisme passéiste, mais du fait que dans ce monde, comme dans beaucoup d’autres mondes extra-modernes, l’opposition entre une sphère artistique et une sphère des choses utilitaires n’a pas cours. La conséquence de l’absence de partage entre l’artistique et l’utilitaire, c’est la beauté manifeste des objets les plus quotidiens — du couteau à l’hameçon — et le fait que cette beauté n’est pas considérée comme une dimension optionnelle ou un luxe réservé à une élite. Ce n’est qu’une fois instaurée la distinction entre une sphère des objets d’art (ou des pratiques culturelles) et une sphère des choses utilitaires (ou des préoccupations « bassement » économiques) que l’on peut commencer à considérer la beauté comme un luxe facultatif, une option. En prolongeant la pensée de Morris, on pourrait dire que restreindre le champ de la poétique aux beaux-arts ou à la culture revient à négliger l’existence et l’importance d’une poétique de la vie quotidienne2, et à la livrer aux mains d’entrepreneurs peu scrupuleux — ou à ces politiciens néo-fascistes qui ont réappris l’importance politique de l’esthétique3.
Dernière considération : ce qui fait l’objet d’une instauration, ce ne sont pas seulement les choses et les êtres, mais aussi les catégories et les pratiques à travers lesquelles nous les appréhendons et prolongeons leur trajet d’instauration. L’épisode 3 a suggéré que l’ensemble de ces catégories et de ces pratiques, qui constituent autant de modes d’instauration, définissent un monde. Distinguer les pratiques culturelles des pratiques économiques et juridiques semble quasi inévitable aux héritiers du modernisme, parce que cette distinction participe à notre façon de faire monde. Nous pouvons bien sûr discuter philosophiquement cette distinction et tenter de la déconstruire. Mais la défaire véritablement, la défaire dans sa puissance instauratrice, n’exige rien moins qu’une transformation de notre monde, une bifurcation dans son trajet d’instauration. C’est pourquoi la discussion critique apparaît aussi nécessaire qu’insuffisante. Alors que la gauche ne peut faire l’économie de cette discussion sur les outils et stratégies pour sortir de l’impasse des façons modernistes d’instaurer les choses et les êtres, les politiciens néo-fascistes saturent l’espace public et médiatique en réactivant, sur le mode du négationnisme et de l’accélérationnisme4, des modes d’existence et d’instauration à la fois délétères et plus que moribonds : zombie5. L’un des problèmes politiques du présent, c’est de trouver des façons de répondre à l’effarante vitalité des modes d’existence et d’instauration zombifiés. Si ceux-ci nous empoisonnent, la confrontation aux mondes mutilés par les modes d’instauration modernistes, et l’étude des pratiques de réparation qui s’y inventent, constitue peut-être un commencement de guérison.
1. Notamment l’abolition par les communards de la distinction entre le statut d’artiste et celui d’artisan. Sur ce point, et sur le parcours politique de William Morris, voir Ross Kristin, L’imaginaire de la Commune, Paris, La Fabrique, 2015.
2. On pourrait également parler d’une « poétique du faire-monde », au sens de Descola Philippe, Politiques du faire-monde, Paris, Seuil, 2025. Reconvertir les sphères séparées (science, droit, etc.) en modalités complémentaires du faire-monde constituait déjà la proposition de Latour Bruno, Politiques de la nature, Paris, La Découverte, 1999.
3. Ajari Norman, « Dark Gothic MAGA : Elon Musk, la néoréaction et l’esthétique du cyberfascime », lundimatin#461, 31 janvier 2025, https://lundi.am/Dark-Gothic-MAGA-Elon-Musk-la-neoreaction-et-l-esthetique-du-cyberfascisme.
4. Voir notamment Daggett Cara New, Pétromasculinité, Marseille, Wildproject, 2023.
5. J’emprunte cette expression, qui désigne la troublante vitalité de ce qui est déjà mort et n’a pas d’avenir soutenable, à Alexandre Monnin et Grégory Pascon.
JULIEN PIERON. “Des pratiques culturelles aux modes d’instauration (ép. 4)”. The Reparation Blog, 20 November 2025. https://cure.uni-saarland.de/en/media-library/blog/des-pratiques-culturelles-aux-modes-dinstauration-ep-4/.