La littérature post-apocalyptique exerce, selon Jean-Paul Engélibert, une « puissance critique1 », dans le sens où elle interroge activement le présent, engage l’imaginaire pour penser les ruines du politique et du vivant. À ce titre, le roman Terminus radieux2 d’Antoine Volodine constitue un lieu de réflexion singulier sur le temps d’après la catastrophe, où s’inventent, dans les interstices d’un monde effondré, des gestes de survivance et de réparation. Dans cette œuvre, Volodine dépeint un monde fictif, ravagé par les séquelles d’un régime totalitaire déchu – en l’occurrence, la Deuxième Union soviétique. Ce récit, qui s’inscrit dans l’esthétique « post-exotique3 » développée par l’auteur, explore sous une forme romanesque inédite les modalités d’une réparation poétique – je voudrais examiner celle-ci à travers deux figures particulières : la friche et la mauvaise herbe. À partir de ces deux figures, à la fois concrètes et allégoriques, il s’agit d’interroger comment ce roman élabore une pensée de l’après-catastrophe qui échappe aux logiques du salut ou de la restauration, pour privilégier une attention aux formes de vie résiduelles, résistantes et hétérotopiques.

Le roman s’ouvre sur un monde post-apocalyptique, désolé et irradié. Le paysage décrit se donne à voir comme une friche géopolitique et écologique : l’univers se situe après la chute d’une « Deuxième Union soviétique » imaginée par Volodine, régime totalitaire déchu et dont l’effondrement a emporté les villes, les institutions et les structures sociales. Ce qui subsiste est une terre en ruine où survivent des figures ambivalentes, telles que Kronauer, un soldat errant, Solovieï, un chamane autoritaire revenu d’entre les morts et les femmes mutantes de « Terminus radieux », ancien kolkhoze isolé qui donne son titre au roman. Ce lieu abrite une communauté hétéroclite regroupée autour d’une pile nucléaire dont le « délire des neutrons4 » a provoqué une explosion dévastatrice. La catastrophe a ainsi transformé ce kolkhoze en un espace fortement irradié, un « non-lieu5 » malgré tout encore peuplé. Le narrateur précise que « le taux de radiation y était effrayant, il ne diminuait pas depuis des décennies et il promettait à tout intrus la mort nucléaire et rien d’autre. […] Forêts sans animaux, steppes, villes désertes, routes à l’abandon, voies de chemin de fer envahies par les herbes » : un monde déserté où, pourtant, « l’univers vibrait de façon indécelable6 ». La friche, ici, n’est pas seulement un décor : elle devient la figuration du monde de l’après, lieu de chaos et d’indétermination radicale marqué par l’abandon, la dénaturation et la prolifération imprévue de formes de vie tenaces et non désirées.

Dans Terminus radieux, ces friches sont peuplées de mauvaises herbes,  « herbes qui n’évoquent rien, sinon la fadeur et l’absence » – « la dame-exquise », « la folle-en-juisse », « la tortepousse » ou « la fine-brousse »7 – qui cristallisent, sous des formes botaniques fictives, la métaphore centrale du roman : celle d’une survie marginale, indomptable, échappant aux logiques du contrôle. L’invention lexicale s’étend également à des substances vitales aux propriétés ambivalentes (« eau très-lourde », « eau très-morte », « eau très-vive8 »), traduisant un monde abîmé où le langage courant ne suffit plus à décrire la réalité. Altérée, la langue elle-même porte les stigmates de la catastrophe et des ruines idéologiques : elle ralentit le rythme de la lecture et déstabilise le lecteur, incertain quant à la véracité ou à la provenance de ces termes. Ces « herbes folles », tout comme les personnages du roman, s’entêtent à vivre, à résister, tissant entre elles la vie et la mort dans un monde désagrégé.

La réparation, dans ce contexte, ne vise pas à reconstruire un monde habitable, mais à persister dans l’irréparable, dans un paysage ruiné, hanté par les échecs politiques et les désastres écologiques. Elle se donne à comprendre comme une tension ténue entre l’anéantissement et la persistance. Si les personnages sont tous hantés, physiquement ou mentalement, par la mémoire des violences passées et des purges, ils résistent à l’effacement, non par héroïsme, mais par attachement fragile à ce qui subsiste : un corps, un souvenir, une voix.

Les femmes du kolkhoze irradié représentent des figures centrales d’une telle réparation. Mutantes, stériles et parfois fantomatiques, elles incarnent une forme de vie post-humaine qui n’a plus d’avenir reproductif mais continue d’habiter le monde. Leur travail agricole, leur refus de fuir et leur mémoire vive sont autant de gestes de résistance. Elles ne réparent pas ce qui a été détruit : leur réparation est plus fragile, et se traduit par le fait de rester malgré tout, de continuer à cultiver, à se parler et à se souvenir. Le roman propose ainsi une politique de la réparation non spectaculaire, que l’on pourrait rapprocher de ce que Donna Haraway appelle « habiter le trouble9 ».

Cette idée trouve un écho dans d’autres formes de vie qui peuplent les ruines de ce monde. Car la réparation, dans Terminus radieux, s’inscrit aussi dans les manifestations d’un vivant mutant, végétal et insoumis : à la lisière du visible, le monde naturel voit surgir « des plantes mutantes que nul n’a encore nommées10 ». Ces mauvaises herbes irradiées, non domestiquées et « non nommées », qui poussent entre les ruines du camp, incarnent une ontologie relationnelle : elles donnent à voir une imbrication profonde entre les sphères du vivant et du politique, révélant que les catégories de nature et de culture ne peuvent plus être pensées comme séparées ou hiérarchisées. Leur présence dans ce paysage post-apocalyptique souligne que la catastrophe n’est pas uniquement écologique, mais aussi sociale et historique.

Ces végétaux mutés, survivants d’un désastre nucléaire, portent en eux les traces de choix politiques, de violences humaines et d’une technologie déréglée. Par leur existence, ils témoignent d’un entrelacement entre les processus biologiques et les conséquences des structures de pouvoir et de violence, comme la guerre ou l’abandon des territoires irradiés. Ce brouillage des frontières, qui rejoint les réflexions de Donna Haraway, de Bruno Latour et de Philippe Descola, déplace la réparation vers une sensibilité aux interconnexions. Ces végétaux marginaux tracent les linéaments d’une réparation « post-humaine », végétale et insoumise, dans un monde où l’homme a perdu toute centralité. La réparation, dans cette perspective, est un geste qui s’incarne dans la créativité persistante des formes végétales. Ni restauration ni rédemption, elle constitue un art de tenir ensemble les ruines et le vivant, les spectres et les récits, les corps contaminés et les mémoires blessées. Terminus radieux nous enseigne donc que « réparer l’après », ce n’est pas retrouver un monde perdu, mais habiter le désastre, accompagner ce qui pousse encore, donner voix à ce qui n’a pas été entendu. Ainsi, dans les friches de la catastrophe, là où tout semble fini, des récits surgissent, des herbes poussent et des mondes s’inventent – autrement.

Hanine Jassar


1. ENGÉLIBERT Jean-Paul, Fabuler la fin du monde. La puissance critique des fictions d’apocalypse, Paris, La Découverte, 2019.
2. VOLODINE Antoine, Terminus radieux, Paris, Seuil, 2014.
3. Le post-exotisme est une esthétique littéraire initiée par Antoine Volodine, fondée sur des récits polyphoniques et marginaux, où s’expriment des voix de vaincus, de fantômes et de résistants.
4. VOLODINE Antoine, op. cit., p. 49.
5. AUGÉ Marc, Non-Lieux : Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, éd. du Seuil, 1992, p. 100.
6. VOLODINE Antoine, op. cit., p. 10.
7. Ibid., p. 27.
8. Ibid., p. 140.
9. HARAWAY Donna, Vivre avec le trouble, trad. Vivien García, Vaulx-en-Velin, éd. des mondes à faire, 2020.
10. VOLODINE Antoine, op. cit., p. 506.


Hanine Jassar, « Après la catastrophe, les friches : mauvaises herbes et poétique de la réparation », The Reparation Blog, 24.07.2025, https://cure.uni-saarland.de/fr/mediatheque/blog/apres-la-catastrophe/.


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Dr. Hanine Jassar

Hanine Jassar est docteure en lettres françaises. Elle a été professeure de langue française à l’Université libanaise et dans divers établissements scolaires. Elle a soutenu en avril 2024, à l’université Saint-Joseph de Beyrouth, une thèse en littérature portant sur la question de la déterritorialisation et de l’hybridité dans le roman francophone contemporain. Ses recherches actuelles portent sur les représentations liées à la notion du territoire, à l’identité et à la crise écologique à l’ère contemporaine. Elle a pris part à deux colloques internationaux : « Fragments et reconstructions littéraires du Liban : mémoires, représentations, identités », qui s’est tenu en septembre 2023 à l’université de Parme, et « Territoires, sociétés et individus d’entre-deux », qui a eu lieu en avril 2024 à l’université CY Cergy Paris. Elle est également membre du laboratoire de recherche LACLib Littérature, Arts et Cinéma du Liban, affilié à l’université de Parme et dont les recherches pluridisciplinaires portent sur le Liban.