Cartographier, c’est, d’un même geste, figurer, raconter et catégoriser. Établir une carte revient, d’abord, à produire une image. Quelques semaines avant sa mort, le critique de cinéma Serge Daney, pour qui les images nous regardent autant que nous les regardons, confiait à Régis Debray qu’à ses yeux la première image, celle qui avait regardé son enfance, était la carte géographique de l’atlas1. Établir une carte revient, ensuite, à raconter une histoire, à mettre en scène un cours d’action passé ou à venir2 : se remémorer les lieux de l’errance d’Ulysse, programmer le chemin qui vous mènera à ma tanière ou à cette petite boutique reculée, conter les rivalités nationales ou la cohabitation linguistique. Établir une carte revient enfin, par l’usage de codes et de symboles conventionnels, à ranger dans des classes ou des catégories (« feuillus », « État-nation », « germanophone3 », « 67 ans4 », « coltan5 », « lieu d’investigation du TPI6 », « > 2000 nSv/h7 ») ce qu’on juge digne d’être raconté et figuré. En ce sens, la carte fonctionne à la fois comme un opérateur de généralisation et comme un répartiteur d’importance : ce qu’on peut voir sur la carte compte ; ce qui n’y figure pas est négligeable — et peut donc être négligé.

Figurer, raconter et catégoriser constituent trois opérations à l’œuvre dans toute pratique cartographique. Chacune de ces opérations soulève la question de la manière et celle des effets : comment va-t-on figurer, raconter et catégoriser, et avec quelles conséquences ? Dans une version optimiste et lumineuse de l’histoire humaine, la carte est un outil qui donne prise sur le monde8 — qui permet d’anticiper les situations, de faire a priori connaissance avec des lieux où nous n’avons jamais mis les pieds, et de prêter attention à des choses que nous ne pourrions parfois pas voir de nos propres yeux, quand bien même nous nous tiendrions au beau milieu du territoire — qu’il s’agisse d’aires dialectales, de ressources minières, de radioactivité ou de prévalence d’une maladie9. Dans une version plus sombre, la carte est aussi un instrument de domination et d’oppression10 — qui consolide les mythologies nationales et coloniales, efface les noms vernaculaires pour les remplacer par des toponymies hors sol et sans mémoire, ou déclare vides, donc disponibles à l’occupation et à l’exploitation, des territoires pourtant intensément peuplés et habités. Selon la situation géographique, sociale et historique de celui ou celle qui la considère, la carte opprime et détruit au moins autant qu’elle outille et donne prise sur le monde.

Au fil du xxe siècle, on a peu à peu vu se constituer, dans le sillage et à la croisée de la sociologie, de l’épistémologie, des recherches en design graphique, mais aussi des luttes des peuples autochtones du Grand Nord et d’Amérique latine, un nouveau genre de pratique cartographique : une cartographie critique ou radicale, parfois aussi nommée contre-cartographie11. La contre-cartographie se présente comme alternative à la cartographie moderniste — cette cartographie qui, durant plusieurs siècles, s’est appuyée sur le progrès des sciences et des techniques pour accompagner la colonisation et la destruction de l’habitabilité du monde12. Aujourd’hui les contre-cartographies fleurissent au carrefour des sciences, des arts et de l’activisme. Des collectifs de chercheuses artistes activistes cartographient en ligne le harcèlement de rue en Égypte13, réalisent des cartes des terrains publics vacants à New-York en placardant le fruit de leur recherche sur les lieux répertoriés eux-mêmes14, créent des cartes textiles pour figurer l’espace vécu par les femmes pauvres de Marrakech15, racontent en cartes de papier et d’argile les routes de l’exil depuis l’Afghanistan16, ou cartographient en temps réel les passages migratoires sûrs en Méditerranée et les eaux territoriales dont ils dépendent, afin d’apporter soutien et assistance juridique aux migrants17.

Les contre-cartographies interrogent les objets des cartographies modernistes. Elles rendent visibles des phénomènes absents des cartes modernes, opérant du même coup une nouvelle répartition de l’importance et une nouvelle distribution de ce qui compte. Elles témoignent également du caractère partial et tacitement situé des cartographies traditionnelles. Ne pas mentionner le harcèlement de rue sur une carte urbaine, ce n’est pas actualiser un point de vue universel qui planerait au-dessus des différences et des inégalités de genre, mais faire passer pour universel un point de vue (masculin) lui-même partial et situé. En inventoriant de nouveaux objets sous de nouvelles perspectives, les contre-cartographies procèdent à un épaississement du monde : pour paraphraser Leibniz, on pourrait dire qu’elles le multiplient perspectivement18. Matérialiser et rendre partageable, sous forme de carte textile, l’espace vécu des femmes illettrées de Marrakech, c’est suggérer que l’espace euclidien n’est pas le seul espace digne de ce nom, et que le monde est suffisamment épais pour accueillir et faire cohabiter une pluralité de modes d’existence des lieux et de l’espace.

Si les contre-cartographies questionnent les objets des cartographies modernistes, elles en interrogent aussi la grammaire, en réinventant les codes et les supports du geste cartographique — qu’il s’agisse de papier, de textile, de site web ou d’installation. Du même coup, elles bouleversent souvent la division du travail qui sépare les arts des sciences et les savants des profanes. Confectionner collectivement une carte textile au détour d’une enquête sociologique auprès de personnes illettrées procure la satisfaction d’élaborer ensemble quelque chose qui s’apparente à un objet d’art. C’est non seulement une façon de transformer l’enquête-sur… en une enquête-avec…, mais aussi une façon de créer un dispositif qui permettra aux enquêtées de se réapproprier les résultats de l’enquête et de les raconter à leur façon.

Les contre-cartographies contemporaines vont plus loin encore. Elles mettent en question le présupposé selon lequel la carte se bornerait à représenter un monde déjà donné. Elles partent du principe que les cartes façonnent, transforment, cultivent les mondes qu’elles représentent — pour le meilleur et pour le pire. Cultiver n’est pas opérer une création ex nihilo : les cartographes ne sont pas du côté des démiurges mais des jardiniers attentifs. Cultiver revient à prêter attention et à accompagner ce qui est déjà là en germe, à ménager les conditions pour qu’il s’amplifie et trouve peu à peu une assise dans l’existence. En placardant sur les lieux recensés eux-mêmes le fruit de leur cartographie des terrains publics vacants, les activistes new-yorkais signalent ces terres à l’attention de celles et ceux qui les longent quotidiennement sans les remarquer ; ils proclament le droit à leur appropriation collective et initient le trajet qui, quelquefois, mène d’un présumé « chancre urbain » à une bibliothèque de quartier ou un jardin communautaire.

Pour s’épanouir, toute chose a besoin de se voir reconnaître un droit à l’existence19. Ce droit à l’existence des choses et des êtres, la cartographie peut l’établir en les signalant à l’attention comme importantes, en retrouvant leurs noms et en renouant le fil de leurs histoires vernaculaires, en cultivant avec tact les bonnes façons ou les bonnes manières — épistémiques, esthétiques et politiques — de les instaurer. En vérité, une carte établit un tel droit presque aussi facilement qu’elle le conteste en niant jusqu’à l’existence des êtres et des choses qu’elle refuse ou néglige de figurer, de raconter et de catégoriser. C’est pourquoi les cartes font et défont les mondes, les mutilent et quelquefois les soignent. Si la cartographie moderniste a pu collaborer au dépeuplement et à la destruction de nombreux mondes, les contre-cartographies contemporaines se donnent pour tâche de cultiver et soigner des mondes abîmés. On peut dès lors les appréhender comme des pratiques de réparation. Étudier à partir de cas la diversité et la richesse de ces contre-cartographies réparatrices permet d’esquisser des pistes de réponse à l’une des questions qui s’imposent face à l’irréparable : Comment réorienter nos pratiques culturelles en pratiques de réparation ?

Julien Pieron


1. BOUTANG Pierre-André et RABOURDIN Dominique, Serge Daney. Itinéraire d’un ciné-fils. Entretiens avec Régis Debray, Paris, Éditions Montparnasse (DVD), 2004. La déclaration en question se trouve dans le « Prologue ».
2. INGOLD Tim, Une brève histoire des lignes, Bruxelles, Zones Sensibles, 2013, p. 112.
3. BEAUGE Florence, « La Belgique en ses habits fédéraux », Le Monde diplomatique, février 1994, dernière consultation le 27 octobre 2025, https://www.monde-diplomatique.fr/7000.
4. « [Carte] L’âge légal de départ à la retraite dans l’Union européenne » (Mis à jour le 02.09.2025), dernière consultation le 27 octobre 2025, https://www.touteleurope.eu  (Rechercher : carte+légal+retraite+2025).
5. LEYSEN Jan, MATTHYSSEN Ken, BULAKALI Ntakobajira Zacharie, MULLER Thomas, « Analyse de la carte interactive des zones d’exploitation minière artisanale dans l’est de la République démocratique du Congo (Mise à jour 2023) », dernière consultation le 27 octobre 2025, https://ipisresearch.be/fr/ (Publications > rechercher : analyse+carte+zones+exploitation). 
6. REKACEWICZ Philippe, « La France dans le piège rwandais », Le Monde diplomatique, septembre 1998, dernière consultation le 27 octobre 2025, https://www.monde-diplomatique.fr/576.
7. « Carte interactive EURDEP des mesures de la radioactivité », Système d’Information Géographique de la Grande Région, dernière consultation le 27 octobre 2025, https://www.sig-gr.eu/fr/ (Cartes thématiques > Environnement > Radioactivité). L’expression « > 2000 nSv/h » indique un rayonnement radioactif supérieur à 2000 nanosievert par heure.
8. JAMES William, Introduction à la philosophie, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2006, chap. 4, p. 51-72. 
9. « Prévalence du VIH, total (% de la population âgée de 15 à 49 ans), 2017 », dernière consultation le 27 octobre 2025, www.cartoprodig.cnrs.fr (Accès aux cartes > Thèmes et indicateurs : Santé + Année : 2017).
10. ZWER Nepthys, REKACEWICZ Philippe, Cartographie radicale. Explorations, Paris, La Découverte, 2021.
11. ZWER Nepthys, « Pour un activisme cartographique », in KOLLEKTIV ORANGOTANGO+ | ZWER Nepthys (Direction éditoriale et traduction), Ceci n’est pas un atlas. La cartographie comme outil de luttes, 21 exemples à travers le monde, Rennes, Éditions du commun, 2023, p. 20.
12. SCOTT James C., L’œil de l’État. Moderniser, uniformiser, détruire, Paris, La Découverte, 2021.
13. HARASSMAP TEAM – FLINKMAN Noora, « Cartographier le harcèlement sexuel en Égypte », in Ceci n’est pas un atlas, p. 182-187. 
14. 596 ACRES – SEGAL Paula Z., KRAVITZ Mara, « Cette terre t’appartient. Stratégies pour rendre visibles et se réapproprier les communs », in Ceci n’est pas un atlas, p. 198-205.
15. OLMEDO Élise, « Expérimentations de cartographie sensible dans le quartier de Sidi Yusf, Marrakech », in Ceci n’est pas un atlas, p. 98-105.
16. MEKDJIAN Sarah, AMILHAT SZARY Anne-Laure, « Contre-cartographie de l’exil », in Ceci n’est pas un atlas, p. 122-127.
17. LIEBSCHER Stephan, FISCHER Ina, « Cartographier les passages sûrs. Interventions en temps réel aux frontières maritimes de l’Europe », in Ceci n’est pas un atlas, p. 206-215.
18. LEIBNIZ G. W., Discours de métaphysique suivi de Monadologie et autres textes (éd. FICHANT Michel), Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2004, art. 57, p. 234 : « Et, comme une même ville regardée de différents côtés paraît tout autre, et est comme multipliée perspectivement ; il arrive de même que par la multitude infinie des substances simples, il y a comme autant de différents Univers, qui ne sont pourtant que les perspectives d’un seul selon les différents points de vue de chaque Monade. »
19. La question du droit à l’existence constitue l’un des fils rouges de la lecture d’Étienne Souriau proposée par David LAPOUJADE dans Les existences moindres, Paris, Les Éditions de Minuit, 2017 : « C’est que douter d’une existence, ce n’est pas seulement suspendre provisoirement la réalité d’un être, c’est mettre en cause le bien-fondé de son existence. Douter, c’est mettre en cause un droit. On doute moins de l’existence d’une chose que de son droit d’exister. » (LAPOUJADE, Les existences moindres, p. 74.) Et : « Celui qui veut les faire exister davantage, leur donner “plus” de réalité n’est pas seulement un créateur, c’est un avocat. Il lutte pour leur “droit” à exister davantage, à occuper légitimement une place dans ce monde. Toute création n’est-elle pas un plaidoyer en faveur des nouvelles existences qu’elle crée ? » (LAPOUJADE, Les existences moindres, quatrième de couverture.)


Julien Pieron, « Cartographie(s) », Réparer. Glossaire des pratiques culturelles de réparation, 03.11.2025, https://cure.uni-saarland.de/fr/mediatheque/glossaire/cartographies/.


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Dr. Julien Pieron

Julien Pieron, enseignant-chercheur à l’Université de Liège depuis septembre 2014, est titulaire d’une charge de cours en métaphysique et théorie des pratiques de connaissance, et co-responsable du master à finalité spécialisée en analyse et création de savoirs critiques. Il dispense des enseignements à un public varié, qui court du premier bachelier à la dernière année du master et compte dans ses rangs des étudiants de la faculté de Philosophie et Lettres et (jusqu’en 2024) de la faculté des Sciences. Ses objets de prédilection sont la métaphysique du temps, la pensée du cinéma, l’épistémologie féministe et le renouveau contemporain du pragmatisme et de la philosophie spéculative.