Épisode 1 : Malaise dans la culture
« Occupez-vous d’abord de vous nourrir et de vous vêtir, alors vous échoira de lui-même le Royaume de Dieu. »
(Hegel, 1807, cité par Benjamin, Sur le concept d’histoire)
En préparant ma candidature au Centre Käte Hamburger pour l’étude des pratiques culturelles de réparation, j’ai buté sur la présence et l’économie de l’adjectif « culturel » dans la dénomination du Centre et la formulation de son projet :
« Comment, compte tenu d’histoires collectives et de vécus individuels marqués par la violence, l’injustice ou la destruction de ressources naturelles, créer les conditions d’un avenir commun et durable ? Au-delà des réponses de type économique ou juridique, la construction d’un tel avenir dépend de pratiques culturelles de réparation. Les compensations économiques et juridiques constituent certes le préalable au rééquilibrage de situations et structures asymétriques. Mais les atteintes durables aux personnes et les dommages causés à leurs environnements ne peuvent, quant à elles, qu’être traités par des pratiques culturelles et sociales.1 »
L’accent mis sur des pratiques culturelles séparées des pratiques économiques ou juridiques me semblait en effet moins constituer une solution ou une réponse qu’une composante du problème et des situations qui appellent réparation. En laissant provisoirement de côté le soupçon selon lequel la mise en avant de l’art ou de la culture pourrait, dans les situations postcoloniales, constituer une façon d’atténuer l’exigence de restitution des vies et des terres que porte l’idée de décolonisation2, une question demeurait ouverte. Dans le cas des mondes mutilés par la colonisation, est-il légitime de catégoriser comme « culturelles » des pratiques de réparation comme le tissage, la danse ou les rituels, alors que les collectifs qui les mettent en œuvre ne mobilisent parfois ni la catégorie d’art ni celle de culture — et que la distinction entre œuvres d’art et objets utilitaires a même pu contribuer à la destruction de pans entiers de leurs mondes3 ?
Dans la rédaction de mon projet de recherche, puis dans la présentation publique que j’en ai faite, j’ai contourné cette difficulté en infléchissant le sens du terme culture. Je l’envisageai moins comme un domaine séparé que comme le substantif correspondant au verbe cultiver — au sens d’une performance que l’anthropologue Tim Ingold et d’autres contemporains nous apprennent à penser comme une forme de maintenance, qui fait advenir un monde, et dont les acteurs ne sont pas exclusivement humains. La pierre d’achoppement a toutefois ressurgi à l’occasion d’un atelier avec l’écrivain togolais Kossi Efoui, dont le travail peut être considéré comme une illustration exemplaire de l’idée de pratique de réparation.
Ce qui s’est notamment dégagé de la discussion avec l’écrivain, c’est qu’en raison de la structuration du monde de l’édition française et du prix de vente des livres (donc en raison de pratiques « de type économique et juridique »), la grande majorité des Togolais ne peut avoir accès aux œuvres d’Efoui (c’est-à-dire à ce qui est ici envisagé comme une pratique « culturelle » de réparation). Ce constat m’en a rappelé un autre. Dans la ville d’où je viens, face à la précarisation galopante résultant des crises qui se succèdent depuis 2020 et de la victoire électorale d’une droite populiste et décomplexée, les travailleurs sociaux qui défendent et promeuvent l’accès à la culture pour tous·tes en viennent parfois à douter du bien-fondé de leur action. Comment vanter les mérites de l’opéra à quelqu’un qui n’a même pas de quoi assurer son repas du soir4 ? Dans le même temps, les prix des œuvres de quelques élus au sein des mondes relativement clos de l’art contemporain, tout comme ceux des toiles de maîtres, atteignent sur le marché de l’art des hauteurs stratosphériques. Contrairement à ce que la méritocratie droitière voudrait nous faire croire, leur caractère exorbitant n’est aucunement proportionné à une quelconque forme de succès populaire ; il doit par contre tout à l’étanchéité de la séparation entre une sphère sacralisée de l’art ou de la culture et la sphère, profane et ordinaire, des contingences de la vie matérielle. Dans ce contexte, l’inconfort que j’avais ressenti à la lecture du projet du Centre m’est revenu de plein fouet.
Il y a bien sûr une raison pragmatique, ou heuristique, à l’emploi de l’adjectif culturel dans l’expression « pratiques culturelles de réparation ». Contre une forme de réflexe intellectuel associant l’idée de réparation à celle de compensations financières encadrées par l’usage du droit, il s’agit d’élargir la focale et d’indiquer, d’une part, que le Centre a vocation d’accueillir des recherches en humanités et en arts et, d’autre part, que les pratiques de réparation qui y sont étudiées excèdent le domaine économique et juridique. Mais cette réponse ne peut à elle seule suffire à dissiper le malaise. Il me semble dès lors opportun de prendre le problème à bras le corps — non par l’intermédiaire d’une discussion critique, mais en suivant la pensée de l’instauration élaborée par le philosophe Étienne Souriau (1892-1979)5.
Grand ponte de l’université française d’avant mai-68, Étienne Souriau a longtemps fait figure de philosophe oublié ou éclipsé, avant d’être remis en lumière au début du XXIe siècle par les travaux de Bruno Latour, d’Isabelle Stengers6 et de leur entourage7, mais aussi de David Lapoujade8, l’éditeur des cours de Deleuze. Tout comme Lapoujade, Latour et Stengers placent l’instauration au cœur de leur réappropriation de l’œuvre de Souriau. Mais que désigne donc ce concept ? Et comment pourrait-il permettre de transformer ou de rendre génératif le « malaise dans la culture » que nous venons de diagnostiquer ?
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1. CURE, « Appel à candidature », https://cure.uni-saarland.de/fr/resident-es/appel-a-candidature/, dernière consultation le 15 novembre 2025.
2. Dans le sillage de Fanon, Tuck Eve et Yang K. Wayne, La décolonisation n’est pas une métaphore, Sète, Rot·Bo·Krik, 2022, insistent sur le caractère insoutenable de cette exigence pour les colons et leurs héritiers.
3. Donna Haraway affirme par exemple qu’appréhender le tissage navajo à partir des catégories d’art et de science reviendrait à « poursuivre un certain travail colonisateur » (Haraway Donna, Vivre avec le trouble, Vaulx-en-Velin, Les Éditions des mondes à faire, 2020, p. 171). Son étude de l’histoire du tissage navajo comme performance cosmologique documente les ravages de ce travail colonisateur.
4. Pire encore : ce doute instillé chez les travailleurs sociaux sur le sens de leur action ne vient-il pas insidieusement ratifier la condamnation populiste de l’inutilité d’un secteur culturel subventionné ?
5. Parce que ma proposition excédait la taille maximale des contributions sur ce blog, j’ai décidé d’en faire un feuilleton philosophique. Si vous m’avez suivi jusqu’ici, vous arrivez au terme du premier épisode. Il me reste à vous donner envie de passer au suivant.
6. Stengers Isabelle et Latour Bruno, « Le sphinx de l’œuvre » in Étienne Souriau, Les Différents modes d’existence suivi de Du mode d’existence de l’œuvre à faire, Paris, PUF, « Métaphysiques », 2009, p. 1-75.
7. Voir par exemple Courtois-l’Heureux Fleur et Wiame Aline (coordination scientifique), Étienne Souriau : Une ontologie de l’instauration, Paris, Vrin, 2015. — Au-delà des travaux consacrés explicitement à Souriau, le lexique de l’instauration infuse les travaux des autrices et auteurs qui s’inscrivent dans le compagnonnage du Groupe d’études constructivistes (GECO) de l’Université Libre de Bruxelles.
8. Lapoujade David, Les Existences moindres, Paris, Les Éditions de Minuit, 2017.
JULIEN PIERON. “Des pratiques culturelles aux modes d’instauration (ép. 1)”. The Reparation Blog, 17 November 2025. https://cure.uni-saarland.de/en/media-library/blog/des-pratiques-culturelles-aux-modes-dinstauration/.