« Je risque une formule :
Marc Augé, Les formes de l’oubli
dis-moi ce que tu oublies, je te dirai qui tu es. »
Aborder les traumatismes historiques sous l’angle de la réparation implique, le plus souvent, de revenir sur les événements problématiques du passé afin de s’y confronter. Le mot allemand « Aufarbeitung », employé pour désigner la politique mémorielle à l’égard de la période nazie, témoigne d’une telle approche : il implique un travail de réélaboration, un effort d’explicitation des zones d’ombre qui continuent à hanter le présent. Aussi nécessaire soit-il, ce modèle de la réparation est ancré dans une culture et une histoire bien particulières, où la mémoire collective est pensée comme une condition de la justice et de la paix civile. Une telle conception hérite d’au moins deux traditions occidentales : le dispositif chrétien de la confession, et son prolongement laïque : la psychanalyse. Dans un cas comme dans l’autre, la guérison ou l’expiation suppose un retour sur le passé par le biais de la parole : dire – en d’autres termes ramener la blessure ou la faute dans le présent – constitue une étape incontournable du processus réparateur1.
Je voudrais ici évoquer une pratique culturelle radicalement opposée, qui vise pourtant, elle aussi, à mieux vivre l’après-coup de traumatismes collectifs : l’oubli.
Aujourd’hui, lorsque nous envisageons l’oubli comme une modalité possible de la réparation, il nous est difficile de le penser en dehors du paradigme psychanalytique. Dans son étude sur le ressentiment, Cynthia Fleury note que « le véritable oubli peut être aussi une force, car il permet d’advenir à autre chose, l’émergence d’autre chose » – mais elle poursuit immédiatement en distinguant l’oubli du refoulement : « si la conscience oublie et l’inconscient garde, le sujet peut se trouver mal à l’aise et vivre précisément ce qu’on appelle le retour du refoulé. »2 C’est exactement pour cette raison que l’oubli est suspect dans la culture occidentale : il n’est jamais entier, ou tout à fait sincère, car l’inconscient conserve toujours des traces, même infimes, du traumatisme. Or ces traces sont susceptibles de revenir sous forme de névroses ou de psychoses, si elles ne sont pas extériorisées par la parole.
Dans La cité divisée : L’oubli dans la mémoire d’Athènes (1997), l’helléniste Nicole Loraux propose une relecture d’un événement célèbre de l’histoire grecque advenu en 403 avant J.-C. :
Au début, donc, le projet de comprendre un moment clef de l’histoire politique d’Athènes : après la défaite finale dans la guerre du Péloponnèse, après le coup d’État oligarchique des Trente “tyrans” et ses exactions, le retour victorieux des résistants démocrates, retrouvant leurs concitoyens, adversaires d’hier, pour jurer avec eux d’oublier le passé dans le consensus. C’est, disent les modernes historiens de la Grèce, le premier exemple, à la fois étonnant et familier, d’une amnistie3.
Par décret, les citoyens athéniens sont tenus de jurer qu’ils n’évoqueront plus les crimes du passé : l’oubli devient ainsi une prescription légale, et pour Nicole Loraux, cette décision marque le geste radical d’une cité « convalescente qui refuse jusqu’à la mémoire de la division »4. En adoptant une lecture psychanalytique, Loraux interprète cette amnistie comme une sorte de refoulement collectif : l’oubli institué, destiné à conjurer le spectre de la guerre civile, repose en fait sur la dénégation du politique entendu comme espace conflictuel. Ce silence imposé, structurant mais instable, révèle selon Loraux la dimension fantasmatique de toute communauté qui se rêve unifiée : les blessures non dites continuent de travailler la mémoire collective et peuvent, à tout moment, ressurgir.
N’est-il pas possible, cependant, d’imaginer que certaines épistémès pré- ou non modernes – au sein desquelles ni l’inconscient ni même l’idée d’intériorité psychique n’ont de pertinence5 –, conçoivent l’oubli comme une pratique réparatrice véritablement efficace, sans restes ni revenances ?
Dans certaines cultures non occidentales, la capacité à oublier est ainsi envisagée comme la condition même du bonheur terrestre. Le bouddhisme, par exemple, pose comme principes fondamentaux le détachement et le lâcher-prise : se libérer, c’est non seulement se déprendre du présent, mais aussi renoncer à l’attachement au passé. Dans cette perspective, l’oubli ne relève pas d’un déficit de mémoire, mais d’une pratique active de désidentification : il s’agit de se délester des blessures, plutôt que de les raviver par le travail mémoriel et son potentiel ressassement. L’oubli actif devient ici une ascèse, un art de la transformation de soi et une voie vers la paix intérieure.
Il ne s’agit évidemment pas d’opposer de manière simpliste deux modèles de réparation, ni de juger qu’il existerait une « bonne » ou une « mauvaise » manière de traiter les traumatismes. Toutefois, rappeler que l’impératif du souvenir – qu’il soit moral, politique ou psychique – n’a rien d’universel permet de relativiser nos pratiques de réparation, et peut-être, d’éviter des lectures historiques anachroniques. Cela permet également de rester attentif aux formes de violence symbolique que peut exercer l’injonction aux politiques mémorielles lorsqu’elle s’impose de l’extérieur à des communautés dont les traditions, les récits ou les modalités de soin privilégient d’autres voies. Penser l’oubli comme une ressource pourrait ainsi permettre de sortir d’un certain monopole épistémique du « travail de mémoire ».
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Cette tension entre mémoire et oubli est elle-même travaillée par des logiques croisées : celles du choix et de l’imposition, de l’individu et du collectif.
Il ne faudrait pas oublier, en effet, que l’amnésie collective a souvent été une stratégie délibérément orchestrée par les dominants pour asseoir et prolonger leur pouvoir. Comme l’écrit Walter Benjamin, « si l’ennemi triomphe, même les morts ne sont pas en sécurité »6 : dans certaines configurations historiques, les vaincus risquent de disparaître entièrement, c’est-à-dire, jusqu’à la mémoire de leur combat et de leur défaite. Dans Silencing the Past, Michel-Rolph Trouillot a montré avec force que les omissions historiques servent à maintenir des relations de domination. L’un de ses exemples les plus saisissants est l’occultation quasi systématique, en France, de la révolution haïtienne : loin d’être fortuite, cette invisibilisation participe d’un effort politique de dissimulation d’un événement qui contredisait l’idéologie raciale et impérialiste française. L’oubli, dès lors, ne se contente pas de perpétuer l’injustice : il produit de nouveaux traumatismes, en maintenant dans le silence celles et ceux qui, historiquement, avaient déjà été réduits au silence.
Dans d’autres contextes, l’oubli peut être la condition d’une certaine (re)construction nationale. Le 24 mars 1946, Konrad Adenauer déclare ainsi à l’Université de Cologne : « les suiveurs, ceux qui n’ont pas opprimé les autres, ne se sont pas enrichis, n’ont commis aucun acte répréhensible – qu’on les laisse enfin tranquilles [endlich in Ruhe lassen]. »7 Moins d’un an après la fin de la guerre, il faudrait enfin oublier que les « suiveurs » ont suivi au lieu de se révolter. Pour reconstruire la nation allemande, il faut tourner la page, oublier la compromission des masses. Ce type de récit s’inscrit dans une tradition plus ancienne, qu’Ernest Renan avait formulée avec grande clarté dans Qu’est-ce qu’une nation ? : « L’oubli, et je dirai même l’erreur historique, sont un facteur essentiel de la création d’une nation, et c’est ainsi que le progrès des études historiques est souvent pour la nationalité un danger. »8 Pour fonder un « nous » à l’échelle nationale, il faut, selon Renan, occulter ce que certains ont fait à d’autres – ou, du moins, empêcher qu’un passé traumatique (les massacres de la Saint-Barthélemy, par exemple) devienne une vérité politiquement mobilisable.
Comme la mémoire, l’oubli collectif est une pratique située, ambivalente, toujours traversée par des rapports de pouvoir. Qui oublie ? Que choisit-on d’oublier ? Dans quelles conditions, et à quel prix ? Il me semble que les réflexions sur les pratiques culturelles de réparation demeurent incomplètes si elles ne prennent pas en compte les stratégies individuelles et collectives de l’oubli.
Julien Jeusette
1 Ajoutons par ailleurs que l’un des buts de la confession chrétienne est précisément de faire oublier le péché – à soi-même et à Dieu. Comme le rappelait le Pape François, une fois confessée, la faute disparaît : « Cela arrive à chaque fois que nous allons nous confesser. Là nous recevons l’amour du Père qui vainc notre péché : il n’existe plus, Dieu l’oublie. Dieu, quand il pardonne, perd la mémoire, il oublie nos péchés, il oublie. » Cf. Pape François, « Angélus. Dimanche 15 septembre 2019 », dernière consultation le 24 juillet 2025, https://www.vatican.va/content/francesco/fr/angelus/2019/documents/papa-francesco_angelus_20190915.html. Je remercie Hannah Steurer pour cette indication.
2 FLEURY Cynthia, Ci-gît l’amer : Guérir du ressentiment, Paris, Gallimard folio, 2020, p. 61-65 (chapitre I, paragraphe 15, « La faculté d’oubli »).
3 LORAUX Nicole, La cité divisée : L’oubli dans la mémoire d’Athènes [1997], Paris, Payot, 2019, p. 13.
4 Ibid., p. 23.
5Jean-Louis Chrétien, par exemple, a montré que l’intériorité était une notion historique, propre à la modernité. Voir CHRÉTIEN Jean-Louis, Conscience et roman, Paris, Minuit, 2009.
6 BENJAMIN Walter, « Thèses sur le concept d’histoire », in id., Œuvres, vol. 3, Paris, Gallimard, 2000, p. 246.
7 ADENAUER Konrad, « 24. März 1946. Rede in der Aula der Universität zu Köln », dernière consultation le 24 juillet 2025, https://www.konrad-adenauer.de/seite/24-maerz-1946/. Je remercie Laurens Schlicht pour cette indication.
8 RENAN Ernest, « Qu’est-ce qu’une nation ? Conférence faite en Sorbonne, le 11 mars 1882 », in id., Discours et conférences, Paris, Calmann Lévy, 1887, p. 277-310, ici p. 285.
Julien Jeusette, « Oubli », Réparer. Glossaire des pratiques culturelles de réparation, 30.07.2025, https://cure.uni-saarland.de/fr/mediatheque/glossaire/oubli/.